L’histoire

L’histoire d’Henri Ducroux
Un homme parti de Walcourt, pour réaliser à Liège les rêves qui étaient siens et qu’il méconnaissait sans doute au départ.

Certes, il avait en lui le sang folklorique puisque, tout gamin, il faisait partie de la fameuse Marche de Walcourt. Mais il n’eût jamais osé imaginer, en quittant son patelin natal, s’occuper un jour intégralement d’un certain folklore liégeois.
Henri Ducroux vit le jour en 1930. Il fit des études de tailleur à Charleroi, pendant sept ans, et demanda deux sursis avant d’entrer à l’armée en 1951. Affecté à Liège, à la Citadelle, il devait découvrir Outremeuse au cours de ses permissions. Outremeuse, et surtout la rue Grande-Bêche et un petit caboulot qui servait alors de refuge à la République: on y tenait les assises et on y emmagasinait les marionnettes du musée.
Lorsqu’il regagna Walcourt après son service militaire, Henri Ducroux emportait avec lui une certaine nostalgie de la Cité ardente,… ainsi que son épouse Josée, fille du patron du caboulot en question qui s’appelait déjà le Tchantchès. Pendant six mois, la Liégeoise exilée résista à l’appel du pays. Henri Ducroux dut se résoudre à venir habiter Liège pour ne pas rendre Josée malheureuse. Avant de s’installer tailleur à son compte, il se fit la réflexion qu’il ne serait pas plus mal de connaître les gens du quartier, de s’en faire connaître et de nouer ainsi de bonnes relations.
Ce qu’il fit en aidant ses beaux-parents dans leur café. Un an plus tard, liégeoisisé à fond, Ducroux reprenait la taverne à son nom, et achetait la maison au président de la République à qui elle appartenait. La taille des habits était bien oubliée. Trente ans plus tard, Ducroux est toujours derrière son comptoir. Mais que d’aventures en ce laps de temps!
J’ai pris connaissance du folklore liégeois, dit-il, et, patron de café à vingt-trois ans, j’ai vu d’un coup les transformations que je pourrais entreprendre ici. C’était alors un cabaret estudiantin. Je me suis dit qu’on pouvait en faire un petit centre du folklore et, chaque année, j’ai commencé à transformer selon l’évolution de la clientèle, les deux se tenant d’ailleurs.

‘’Est-ce un café-musée ?Si l’on veut. Un peu. Ma collection de marionnettes et le cadre du 16e siècle permettent d’imaginer qu’on se trouve dans une sorte de petit musée vivant’’. D’année en année, Henri Ducroux, qui allait devenir Henri 1er, Prince d’Outremeuse, par la vertu d’une société folklorique bien liégeoise, allait s’insérer dans la vie de la Cité Ardente, faire traverser les fleuve aux noctambules et demeurant ouvert tard la nuit, et participer à toutes les manifestations populaires de son quartier.

Après avoir imaginé la légende de la pinte Tchantchès, due à un passage de Charlemagne en Grande-Bêche, Henri Ducroux décida de remplir cette pinte, moulée par un jeune sculpteur eupennois: il créa la Confrérie de la bière Tchantchès dont les intronisés s’appellent des Kipagnons. C’était en 1969. Du même coup, et toujours pour les cortèges, il remit à l’honneur deux produits typiques de Liège les bouquettes et les cûtes peûrès. – Il existait encore des vendeurs, mais pas de société pour les représenter. Ce n’était pas assez pour satisfaire ce Walcourien une véritable gageure l’amena à mettre sur pied un groupe de danseurs folkloriques et à exhumer de vieux airs de chez nous. Pour Henri Ducroux, une chose pensée est une chose réalisée. C’était en 1971. Quatre ans plus tard, la Confrérie reprenait la gestion de Grande-Bêche fleurie et s’occupait de la décoration de la rue pour les fêtes, ainsi que de la St-Nicolas des pensionnés du quartier.
Après avoir trouvé une véritable bière Tchantchès, sous label, une blonde et une brune qualifiée par Henri 1er comme “très gourmande”, l’homme Ducroux s’est déniché un petit vin Tchantchès, un bordelais de derrière les fagots qui, fatalement, a suscité la création d’une nouvelle confrérie en 1980: celle du Tchestè Tchantchès.
L’amusant dans tout cela, c’est que Henri Ducroux a fini par reprendre ses ciseaux de tailleur… pour vêtir les membres de ses confréries et confectionner des parures d’apparat ou de simples sarraus introuvables dans le commerce. Il est vrai aussi que ce tailleur, qui n’en est pas devenu un, pourrait tout aussi bien s’engager comme décorateur, plafonneur, charpentier, menuisier ou peintre: son sens et son don du bricolage lui ont permis, à la force des biceps, d’agrandir sa maison selon ses conceptions.


‘’Ce n’est pas de ma faute’’ s’excuse-t-il, ‘’mon éducation est celle des gens travailleurs. Ma grand-mère, a tenu un café face à la gare de Walcourt, jusqu’à près de 80 ans. Mon grand-père était représentant de brasserie. C’est l’esprit de la famille. J’ai été élevé dans la religion du travail. Bien sûr, j’ai eu beaucoup de difficultés à démarrer mais Josée ma soutenu et sans elle…’’

  • Comment se définirait Henri Ducroux? Il se tait quelques secondes, caresse sa fine moustache, cherche sa phrase, en timide qu’il est resté malgré tout:
  • ‘’Je suis un homme qui ne s’ennuie jamais. Quand je ne bricole plus, je m’habille et descends au café m’occuper de la clientèle. J’adore les contacts avec les gens. Je récupère très vite, mais j’essaie de n’exagérer en rien. Pour moi, chaque jour est une vie nouvelle vie !’’ Belle maxime d’un travailleur qui doit l’avoir légué, on l’espère, aux trois enfants qui ont vu le jour en Grande-Bêche et qui, peut-être plus tard reprendront les traditions du père.
    Extrait des “Personnages populaires Liégeois”, Jean Jour
    La création d’un folklore
    S’il était né au temps de Charlemagne, Henri Ducroux serait devenu un conquérant, un accapareur de terres, et même de ciel, un homme qui voit loin et se ménage, par l’imagination et la force du poignet, un avenir qu’il veut à sa manière. Mais Ducroux est né bien plus tard, à Walcourt, un patelin pour les traditions duquel, et bien que son coeur soit de Dju d’là, il a conservé quelque
    affection. Le jeune Ducroux apprenait le beau métier de tailleur quand il entreprit le jour de la Ste-Barbe 1952, de découvrir le quartier. Caserné à Fonck, il avait commencé à revoir d’une manière plus esthétique l’habillement de ses coreligionnaires et des officiers. Il jouissait ainsi de certaines libertés qu’il mettait à profit pour satisfaire ses curiosités. Lorsqu’il poussa la porte du Tchantchès de Grande-Bêche, il signa sa perte. L’homme de Walcourt fut irrémédiablement séduit par une bonne et belle Liégeoise, forte en gueule et l’oeil vif, le rire éclatant et la volonté de fer. Henri Ducroux venait de rencontrer sa future épouse et complice, la truculente Josée, sortie droit d’une pièce shakespearienne.

Ducroux ignorait qu’il venait en fait de réaliser une double conquête: celle de sa jeune femme et d’un nouveau métier. Marié, il revint à Liège pour s’y installer comme tailleur. Dans l’attente, il donna des coups de main au café de la belle-famille Rampen. Il les donna si bien qu’il allait finir par en devenir le patron.
Un quart de siècle après ces événements, Henri Ducroux manie toujours la pompe à bière. Mais il a réalisé d’autres conquêtes et contribué à la renommée de Tchantches, non seulement par son café qui, au départ, était un bistrot estudiantin, mais par la création de traditions folkloriques qui ont fait de lui une sorte de deus ex machina de Grande-Bêche. Car s’il est un fait que le père Ducroux (trois fois père: Mady, Nadia, et François) n’a pas l’imagination en veilleuse, il a conservé la timidité de ceux qui préfèrent rester en coulisses de leurs réalisations.
Ducroux-le-Conquérant commença par racheter la maison à la République quand le musée déménagea. Belle bâtisse du 16e siècle dotée d’une cheminée d’époque à l’étage, il allait petit à petit la transformer pour en refaire une sorte de café-musée personnel. En 1972, la maison sera classée, récompense des efforts qu’il n’avait pas ménagés. La légende Ducroux s’établit sur ses conquêtes de pierres: celles qu’il racheta à ses voisins pour agrandir son domaine. En 1956, comme il voyait haut, il acheta même… de l’air: l’espace situé au-dessus du garage voisin, où il prévoyait construire une grande salle.


Seconde conquête d’importance au palmarès du personnage: faire traverser le fleuve aux gens de la rive gauche. Il fut sans doute le premier cabaretier de Dju d’là à ouvrir tard dans la nuit pour accueillir les noctambules. Mais Henri Ducroux n’est pas homme à se reposer sur des lauriers à peine refroidis. Avec l’aide d’un jeune dentiste et sculpteur d’Eupen, Helmut Weinberg, il créa pendant plusieurs nuits de 1955 le moule de la pinte Tchantchès à double tête : celle, hilare, du héros de Dju d’là, et l’autre, sévère, de Charlemagne.

Car Charlemagne se serait jadis rendu en Grande-Bêche. Ce fut là une des trouvailles de notre cabaretier qui, en fouillant des archives, créa ainsi la légende de la pinte Tchantchès, que vinrent illustrer cinq tableaux dûs au pinceau de la jeune artiste qu’était alors Germaine Kairis. Elle est aussi la fille du percepteur des postes de Walcourt. Ducroux n’oublie rien.
La pinte Tchantchès devait fatalement se remplir : on baptisa du même nom une bière dont Henri Ducroux eut l’exclusivité. De là à créer une confrérie, le pas fut franchi en 1969. Pour vêtir ses sujets, Ducroux reprit ses ciseaux de tailleur et leur confectionna de beaux atours d’apparat. Ceci est déjà une autre histoire!
Sans abandonner le commerce de la bière et du pèkèt, Henri Ducroux, s’est spécialisé dans la restauration. Josée officie aux cuisines, des cuisines “blinquantes” de grand restaurant, où il n’est nullement interdit de pénétrer car, ainsi qu’elle le clame volontiers: Le Tchantchès, m’fi, c’est un livre ouvert! “De la simple fricassée à la fondue bourguignonne, de la potée liégeoise au spaghetti estudiantin, tous les fumets du Tchantchès creusent l’estomac. Si la bière ne l’a déjà fait.
La renommée du café s’est étendue au-delà des frontières. Tout un temps, dans les années 60, il fut un des lieux du jazz. Les grandes vedettes liégeoises mais aussi celles de Comblain s’y produisirent à l’impromptu. On tourna également au Tchantchès plusieurs films d’amateurs et un roman-photos pour un magazine féminin, d’après La citadelle de Cronin. Vedettes de cinéma, chanteurs, starlettes en tous genres, vinrent, selon la coutume d’alors, signer les murs de leur griffe. Depuis, il a bien fallu repeindre, et les noms glorieux se sont effacés dans la poussière de l’oubli.
Quant à Ducroux, s’il a dépassé la quarantaine, il n’a pas encore, loin s’en faut, atteint la retraite. Il tait prudemment ses projets, qui sont vastes, qui sont dirait-on s’ils ne venaient de lui “mégalomaniaques”! En attendant, il s’est adjoint à sa bière typique un vin qui l’est tout autant et qu’on a baptisé Tchestè Tchantchès. Pendant la période pascale 79, vingt barriques de cinquante litres, spécialement amenées de France, furent mises en perce en une journée qui se prolongea dans la joie délirante d’un lendemain qui vit promptement se vider une trentaine de bouteilles.
Et puis, pourquoi ne pas l’annoncer? Les idées venant toutes seules, la future confrérie du Tchestè Tchantchès, réunissant quelques amateurs éclairés de ce délicat pinard originaire de Bourgogne, finira sans doute, elle aussi, par introniser d’autres kipagnons.
L’idée d’une confrérie naquit en 1969, quand quelques compagnons dynamiques de Henri Ducroux construisirent pour les festivités du 15 août un char représentant un cabaret de la Belle Epoque. Ce char de fortune fut construit… à Eupen. Tracté par une jeep, il se paya deux crevaisons sur le retour. On nageait en plein folklore. Deux ans plus tard, en mars 1971, la Confrérie devenait ASBL. A sa tête, sept princes d’Outremeuse, dont Ducroux le président.
Cette base allait s’élargir à vingt-six associés qui, au fil des ans, introniseraient près de deux cents kipagnons. La garde-robe de la Confrérie peut vêtir une centaine de participants lorsqu’ils sont invités à diverses festivités.
La Confrérie allait mettre sur pied des réalisations impensables au départ, notamment un groupe de danseurs. En 1971, elle fut mandée pour de l’animation et des danses. Il n’existait aucun danseur dans le groupe et il fallut, du jour au lendemain, apprendre danses populaires et autres farandoles. Une nouvelle école de danse venait de naître!
A la même époque, la Confrérie remit à l’honneur deux petits métiers quasiment disparus: vendeuses de cûtes peurès et de bouquettes. On construisit deux charrettes à bras joliment décorées pour permettre à des jeunes filles de faire déguster gracieusement, lors des manifestations, ces spécialités culinaires liégeoises.
Quant aux intronisés, les kipagnons, ils doivent subir l’atroce épreuve qui consiste à dévorer en dix minutes deux tartines de pain blanc garni de maquée et de cassonade, et deux de pain gris avec radis et fines herbes, le tout arrosé d’un litre de bière. Les intronisations durent parfois jusqu’à l’aube.

En 1975, la Confrérie reprit au comité de rue la gestion de Grande Bêche Fleurie: il s’agit de veiller à ce que tous les 15 août des jardinières soient distribuées aux habitants jusques et y compris rue Damery, et de décorer également l’artère de guirlandes lumineuses. Chaque année encore, la Confrérie cotise pour la StNicolas des anciens, acte de générosité bénévole sur lequel par pudeur, les organisateurs n’aiment pas s’attarder. Invitée en province et à l’étranger, la Confrérie se fait connaître par sa bonne humeur, son entrain et sa gastronomie. Le cas est peut-être unique, mais on ne peut que le constater; lorsqu’on sait où l’on va, la bière, les bouquettes et les poires cuites peuvent mener loin!

Extrait de “Ceux d’Outremeuse”, Jean Jour
Le Patron et la Patronne vous disent: “A vos’s santé… à deûs mains”.